Dimanche dernier il faisait assez beau et j'étais de bonne humeur. Aussi avais-je décidé de m'adonner à un petit bain de foule revigorant et d'aller faire un petit tour en ville, histoire notamment de jeter un coup d’œil au marché de Noël tout fraîchement installé place du Capitole, sans but précis. Hop hop hop, un café, une douche, un gratou gratou au chat qui me regardait d'un air encore plus intrigué que d'habitude et me voici le nez au vent. Je me baladais sur l'avenue, le cœur ouvert à l'inconnu. J'avais presque envie de dire bonjour à n'importe qui. C'est vous dire à quel point j'étais bien luné.
Arrivé à destination, je m'engage dans les allées de chalets éphémères, assailli par des odeurs liquoreuses de vin chaud épicé. Un constant s'impose : le marché de Noël ne présente guère d'intérêt particulier, si ce n'est d'y trouver là plus cher ce que l'on peut acheter à moindre prix dans les boutiques avoisinantes, la foule et les mômes qui braillent en plus. Malgré tout, c'est assez sympathique, les gens sont de bonne humeur, et ce jour là un groupe de trois beaux garçons dignes de figurer dans un casting de Hight Octane se sont évertués à croiser mon chemin à de nombreuses reprises. On ne va pas se plaindre non plus.
Ma balade se poursuit quelques rues plus loin dans ce temple de l'hédonisme qu'est le
marché Victor Hugo où j'ai mes habitudes. Un peu de pain par ici, un peu de café par là, je flâne, tout simplement.
Alors que j'étais sur le point de me décider à rentrer à la maison, je m'attarde quelques secondes dans le secteur poissonnerie, et en particulier sur un étal de calamars qui retiennent mon attention. Car j'adore les calamars, à toutes les sauces, et en particulier lorsqu'il sont cuisinés avec leur encre, comme en Espagne. Avec un petit riz blanc, c'est de la pure damnation. Sauf que, bien souvent, les calamars sont pré-nettoyés de sorte que point de poche d'encre dans leur ventre blanc il n'y a... D'où l'importance de connaître sa marchandise. Parfois, lorsque le poissonnier est sympa, il vous propose même de vous en procurer si vous la lui commandez. Dans ma tête déjà, des visions d'orgies calamaresques, des saveurs d'enfance, ma madeleine à tentacules. Face à moi une imposante poissonnière réglait son compte à coups de hachoir à quelque chose qui avait dû être un poisson.
Après m'être excusé de la déranger en plein activité créatrice, je lui demande d'une voie enjouée si ses calamars contiennent toujours leur encre. La belle lève le nez, puis, prenant sa plus belle voix de poissonnière - environ 4,6 sur l'échelle de Richter - me répond avec une vulgarité surnaturelle :
- "Mééééééééé commmmmmeent voulez vous que je le saaaaaache ?".
J'esquisse un sourire dont moi-même je perçois l’ambiguïté, quelque part entre "
fous toi de ma gueule", "
mais kesskédit ?" et "
c'est quoi cette grognasse ?".
S'engage alors une brève discussion surréaliste.
- Ben, c'est vous la professionnelle, lui répondis-je, conscient de tout ce que "professionnelle" peut sous-entendre. Les encornés ont une poche d'encre en principe et... (elle me coupe)
- Maaaaaaais monsieur (voix de poissonnière, 4,6 sur l'échelle de Richter, vulgarité extrême, toussa toussa), je suis pas devin moi... comment voulez-vous que je sache si le calamar il a encore son encre ? S'il a eu peur, et qu'il l'a crachée...
- Ce n'est pas le sens de ma question, objectais-je à la gorgone qui manifestement feignait ne pas comprendre.
A partir de ce moment je n'écoute même plus ce qu'elle me dit tellement elle m'agace, d'autant qu'elle sait parfaitement le sens de ma question : encre ou pas encre ? Vidés ou pas vidés ? Oui ? Ou non ? Je n'ai jamais compris comment on pouvait être commerçant et avoir un sens du relationnel aussi catastrophique avec les clients qui souvent ne demandent rien d'autre qu'un soupçon de motivation supplémentaire pour passer à la caisse. Ça me dépasse...
Alors que la morue qui me fait face vomit un nouveau flot de borborygmes à la vue de ces pauvres calamars innocents, un phénomène étrange prend possession de moi. Un déclic que je ne saurais décrire. Soudain mes sourcils se froncent, mon regard dépité se fige sur le sien, droit dans les yeux, puis les mots sortent d'eux mêmes qui la coupent net dans son élan :
- Vous êtes désagréable... Très désagréable.
Je me suis surpris moi-même. Mais certainement pas autant que ma poissonnière visiblement estomaquée que l'on puisse lui répondre ainsi. A tel point qu'elle n'a rien pu rétorquer, sinon un visage ahuri qui faisait peine à voir. Intérieurement je jubilais.
Tournant les talons, le train de mon mépris roulant sur les rails de mon indifférence, drapé dans la superbe de ce triomphal fait d'armes, je m'en suis allé comme un prince, abandonnant la morue à ses basses œuvres, et les calamars à leur triste sort.