Aussi loin que je me souvienne, l'idée et l'image de la mort ont toujours plané sur ma famille. La maladie, la mort des autres et la sienne propre, faisaient partie du paysage quotidien chez mes grands-parents, et d'une certaine normalité dans laquelle j'ai grandi.
Ainsi j'ai su très jeune que ma mère avait perdu son père alors qu'elle avait à peine vingt ans, ce dont témoigne un portait ovale toujours accroché dans le salon chez mes parents. Une photo en noir et blanc, qui le représente en tenue militaire, à peu près à l'époque de son mariage. De même, le fait que ma grand-mère maternelle ait perdu un enfant, renversé par une voiture devant sa porte, n'a jamais été un mystère. Pas davantage que l'une des filles de mon autre grand-mère soit décédée d'une méningite, alors qu'elle avait à peine onze ans. C'était un sujet annuel de lamentation, à l'occasion de son anniversaire posthume, et dont une vieille photo grise, placée dans la montée d'escalier, conserve le doux sourire à jamais figé.
Des morts, il y en avait partout, et tout le temps. C'était parfois un peu suffoquant. Mais c'était ainsi. En effet je suis issu d'une famille d'émigrés Italiens, éparpillée à travers toute l'Europe et le monde entier. Ma grand-mère avait même une cousine bonne-sœur en Tanzanie, avec laquelle elle correspondait régulièrement. Le facteur et le téléphone apportaient donc régulièrement leur lot de nouvelles sur la santé des uns et des autres et, avec elles, leur lot d'inévitables décès dont nous étions évidemment tenus informés.
Il y avait aussi ce rituel lors des repas de famille, à l'issue desquels une tante allait invariablement chercher une grosse boîte en métal logée dans un bas de buffet, remplie de photographies. Des parents plutôt éloignés, tous italiens, que pour la plus part je n'ai jamais connus, et dont mes grands-parents évoquaient tour à tour le souvenir, reconstituant un vaste arbre généalogique dont eux-seuls conservaient la mémoire.
Celui de mes aïeux qui parlait le plus de la mort était ma grand-mère maternelle. Je crois qu'une phrase sur deux qu'elle prononçait, commençait par : "Quand je serai morte". Parfois même, elle disait qu'elle en avait marre, qu'elle avait assez vécu et qu'il lui tardait que le Bon Dieu la rappelle. Je n'ai jamais su si c'était du lard ou du cochon et ma mère, à chaque, fois haussait les épaules en signe formel de désapprobation. Mourir, vieillir, alors qu'à 80 ans passés et en dépit de ses problèmes de santé, elle faisait encore son ménage, sa lessive, cuisinait et promenait son chien toute seule... Des morts, elle avait dû en voir pendant la deuxième Guerre Mondiale, elle qui habitait en zone occupée et qui s'était mariée pendant une permission de celui qui allait devenir son époux.
L'autre jour, alors que je vitupérais gentiment contre je ne sais plus exactement quoi, mon frère me demandait à propos de nos parents : "Tu ne les vois pas vieillir ?". Bien sûr. Bien sûr que si. C'est peut-être cela qui m'angoisse. Voir le temps passer inexorablement sur eux. Même si je me voile un peu la face et que je fais mine de ne pas voir qu'ils se sont assagis, je sais bien qu'ils n'ont plus vingt ans ni même cinquante, et que faire ensemble les quelques voyages que j'avais envie de de leur faire partager sera peut-être un peu plus compliqué que je ne le pensais.
Parfois je songe aux parents qu'ils étaient quand ils avaient mon âge. Je vais avoir quarante trois ans dans deux mois. J'ai trente ans d'écart avec mon père et vingt-sept avec ma mère. A mon âge, mon père avait deux enfants, dont un fils aîné qui était déjà au collège et qu'il aidait à apprendre ses leçons d'anglais. Ma mère se rendait aux réunions parents-profs et s'entendait dire par une prof de français acariâtre : "J'espère que vous n'avez pas attendu tout ce temps pour vous entendre dire que tout va bien ?". Autant de situations que je ne connaîtrais pas. A l'époque où ils avaient mon âge, je percevais mes grands-parents comme âgés, je les voyais vieux, à travers mes yeux d'ado. Et à travers ce souvenir, je perçois parfois, malgré moi, mes propres parents. Comparaison n'est pas raison, dit-on.
Pourtant, mes parents
ne sont pas "vieux". Mon père aura 73 ans dans quelques semaines, ma
mère 70 dans quelques mois. Ils sont en bonne santé et ont encore de belles années devant eux. Mais déjà ma mère commence à placer des "quant on ne sera plus là" dans nos discussions et se plaint d'être "vieille", sur le ton de la rigolade pour justifier une petite baisse de régime. Je ne supporte pas de les voir s'auto-assigner un rôle de pré-grabataire qu'ils ne sont pas. A chaque fois je lui rétorque qu'elle n'est pas vieille, de la même manière qu'elle haussait les épaules quand la sienne disait qu'elle en avait marre de la vie. Même s'ils sont pleins de volonté, j'ai peur qu'ils ne baissent les bras et ne fassent plus de projets. Je refuse que s'instille
dans leur tête cette idée qu'ils sont vieux, que le grand compte à rebours a bel et bien commencé. Et c'est cette préfiguration qui me terrifie.