"
Pas si vite ! Tu vas tomber !" invectiva ma mère alors que je dévalais le talus à grandes enjambées. De ma panière de linge frais tenue à bout de bras s'échappait une manche de t-shirt blanc qui semblait vouloir prendre son envol. C'est que j'aimais cela moi, courir comme un fou et me laisser porter par la pente enherbée qui bordait notre maison, mes grandes jambes s'articulant alors selon un processus automatique qui faisait en sorte qu'elles trouvaient toutes seules leur parfait point d'équilibre.
Courir comme un dératé et m’arrêter tout au bord du vide, comme pour conjurer la peur. Et tout en bas, par delà la forêt de ronciers et d’acacias aux épines acérés, au loin, il y avait cet océan gris de béton et de flammes d'où émergeaient de temps à autres des bruits inquiétants nous rappelant incessamment que nous étions en guerre.
Nous habitions alors dans un coin de campagne un peu reculé, à l'abri, sur les hauteurs du Nord, loin des zones de combat. Juchée à flanc de colline, protégée de la vue par une frondaison de châtaigniers sauvages, la bâtisse offrait une vue imprenable sur la vallée et la ville. La ville, et ce qu'il en restait...
C'est mon père qui avait repéré ce vieux corps de ferme à colombages partiellement effondré qui nous servait de maison depuis maintenant deux ans. Sur sa façade blanche courrait une énorme glycine dont les hampes opulentes n'allaient plus tarder à éclore en grappes de fleurs délicieusement sucrées. La toiture de tuiles rouges avait dû subir maintes réparations de fortune mais opérait son office de nous protéger de la pluie et du vent particulièrement mauvais lorsqu'il venait de l'Est. C'était là, notre chez-nous.
Ici, loin des raffineries et des puantes usines à viande hors sol placées sous haute surveillance, les milices ne venaient pas et nous avions pour ainsi dire échappé à l'essentiel des bombardements. Une fois, un obus était venu s'écraser sous nos yeux, tuant le chien et une vieille jument estropiée qui paissait là depuis plusieurs mois au milieu d'une ruine dans laquelle elle avait trouvé refuge. Nos fenêtres avaient évidemment explosé sous le coup de la déflagration mais nous en étions sortis indemnes.
Chargée de sa panière elle aussi remplie de linge propre, ma mère me rejoignit sur le rebord de talus où je m'étais arrêté quelques secondes plus tôt. Inspirant et expirant bruyamment sous le coup de l'effort, elle se mit à regarder avec moi ce spectacle effroyable de ruines et de fumerolles noirâtres. C'était cela, notre quotidien depuis que la guerre avait commencé alors que je n'avais pas trois ans. Silencieuse, elle observait au loin, les yeux fixés sur l'horizon, les mâchoires crispées, vaguement inquiète, comme à son habitude.
Elle m'avait raconté, plusieurs fois, la guerre, les armes, les explosions, les cris et l'odeur du sang. Le bruit des machines et le vrombissement des drones. Les cris et les hurlements. La brûlure des balles et la peur de mourir. Et autant de rêves noirs qui hantaient ses nuits blanches.
Mon père parlait peu en général et de la guerre en particulier, comme pour nous protéger. Il partait souvent dans la nuit pour revenir au petit matin et s'effondrer en pleurs sur la terrasse de la maison. Parfois ses sanglots me réveillaient. Alors je sortais de mon lit et allais le rejoindre dans la pénombre sur le seuil de la porte. "Papa, qu'est ce qu'il y a ?" - Rien me répondait-il invariablement en me prenant dans ses bras, mes joues essuyant les larmes qui perlaient sur les siennes. Rien". Je savais qu'il mentait mais je faisais semblant de le croire. Et lui faisait semblant de croire que je ne me doutais de rien.
Ces derniers temps les échappées nocturnes de mon père s'étaient intensifiées et il rentrait souvent passé midi dans un état lamentable d'épuisement. Il portait toujours une arme et, depuis peu, d'un genre que je n'avais encore jamais vu. "Ne touche pas à ça !" avait-il sèchement tonné la première fois que j'avais voulu la prendre dans mes mains.
Le vent doux caressant mon visage portait à mes narines des odeurs âcres et métalliques. De loin en loin, l'on percevait de faibles détonations se répondant en échos. Là-bas, quelque part, on se battait. À mes pieds les herbes folles s'agitaient mollement et me fouettaient les mollets. Tout était d'apparence si calme...
Soudain une ombre noire fendit le ciel qu'elle traversa en un éclair et fit vibrer l'air d'un coup sec, agitant le feuillage des arbres d'un bruissement squelettique. Puis vint un sifflement, long, puissant, croissant, perçant à travers les nuages. Quelque chose était en train de tomber. Lentement. Lourdement.
Le temps suspendu à cette chute interminable semblait tout entier happé par cet objet dont nous devinions la présence mais que le soleil déjà haut dérobait à notre vue. Ma mère eut un mouvement de recul et me prit par le bras. Elle avait l'air terrorisée, scrutant en vain le ciel, auscultant la ville dont les ruines décharnées ne trahissaient pourtant rien d'autre d'anormal qu'un inhabituel et brutal silence. Je pensais à mon père qui n'était pas encore rentré et au chat que je n'avais pas revu depuis la veille... J'ignorais à cet instant que je ne les reverrais jamais.
Un flash aveugle foudroya le ciel. Puis un disque lumineux d'une intensité prodigieuse apparut au dessus de l'horizon avant de l'engloutir complètement, comme un soleil géant. Fasciné, je ne pouvais plus décrocher mon regard de ce spectacle ahurissant qui dépassait tout ce que j'avais pu voir et imaginer jusque là. Le soleil dont j'aimais à me repaître était à présent là, devant moi, boursouflé, dévorant tout sur son passage. Je pouvais presque le toucher. Dans un instant je pourrai le prendre dans mes bras.
L'air se faisait de plus en plus chaud. À mes pieds l'herbe naguère encore verte commençait à se recroqueviller.
"Viens ! hurlait ma mère derrière moi, Viens !"
Mes jambes pourtant si promptes à réagir, refusèrent d'obéir. Lâchant mon panier de linge, il tomba au sol et se consuma instantanément. Je fermai les paupières. Il était déjà trop tard.
J'étais ivre.
Ivre de la morsure du soleil.