Personne à Cadaquez n'ignorait le nom de Doña Matilda. Vieille femme aride toujours vêtue de cette même noire robe longue de toile épaisse que portent les paysannes, la tête couronnée d'une gigantesque mantille impeccable, finement brodée, rehaussée de perles fines, les gens du pueblo viejo ne parlaient d'elle qu'avec cet infini respect que l'on accorde aux personnes de haut rang. Mati, comme on aimait à l'appeler entre nous, était une figure locale plus importante encore que le Curé dont les sermons ouvertement franquistes malgré la fin de la dictature, attiraient pourtant une foule considérable chaque dimanche.
On ne lui connaissait aucune famille, ni frère, ni sœur, ni père ou mère. Dotée d'une fortune dont on ignore encore aujourd'hui l'origine, elle avait grandi dans un couvent de Mataró avant de venir s'installer ici, à Cadaquez. Certains en effet, et selon la légende locale, voyaient en elle la fille adultérine d'un haut dignitaire de Segovia. D'autres la disaient fille de roi, descendante directe d'Isabelle la Catholique. Probablement rien de tout cela n'était vrai et, au fond, qu'importe.
Elle ne sortait que rarement de chez elle, toujours accompagnée de son âne, une méchante bête grise aux oreilles démesurées qui prenait un malin plaisir sadique à mordre les mollets des passants qu'elle croisait en chemin. Il n'y avait bien que Doña Matilda pour l'approcher... les autres enfants du village, que je cotoyais chaque été et pour les fêtes de Pâques, le craignaient comme le diable.
D'ailleurs, à l'instar de Doña Matilda, tout un tas d'histoires plus folles les unes que les autres courraient entre les enfants du pueblo viejo à propos de cet âne. Selon la version qui recueillait l'assentiment des plus anciens, l'animal serait le fruit d'une malédiction jetée jadis par Doña Matilda à l'ancien archevêque de Zaragoza. L'homme d'église, dont la famille était originaire de Figueras, aurait en effet courtisé d'un peu trop près la jeune fille à la chevelure d'ébène tout juste sortie de l'enceinte aux murs de chaux où les religieuses l'avaient éduquée avec toute la rigueur de leur règle. Mati, que l'on prétendait un peu sorcière, lui aurait jeté un sors pour se venger et transformé l'émissaire épiscopal en bête de somme. Selon une autre version, tout aussi improbable, c'est de cet âne que Mati tenait sa fortune, la bête recelant en ses entrailles un trésor fabuleux...
Toujours est-il que ces légendes concourraient à faire de Doña Matilda un personnage mystérieux tout aussi respecté que craint et à qui l'on n'adressait la parole qu'avec une profonde révérence.
La vieille femme habitait une immense demeure juchée sur les contreforts maritimes, un peu en dehors de la ville, en bord de falaise, au bout d'un chemin de pierres calcaires aiguës bordé d'ifs centenaires. La Tienda Mati comme on l'appelait ici. On ne s'y rendait que sur son invitation : "Hé ! tu viendras boire un jus d'orange dimanche !" m'avait-elle lancé un jour que, reconnaissant au loin la mantille perlée, je l'avais croisée à califourchon sur son âne.
"Il te faut y aller !" m'avait sermonné mon père. Une invitation de Mati ne se refusait pas. Et rares étaient ceux qui bénéficiaient d'un tel privilège...
C'est ainsi que le dimanche suivant je me rendis à pied chez Doña Matilda, accoutré pour cette occasion spéciale de mes plus beaux vêtements, hélas bien trop chauds pour la torpeur déjà estivale de ce mois de juin, annonciatrice d'un été caniculaire.
Longeant la falaise à travers la garrigue j'apercevais au loin la silhouette noire des ifs dessinant le sinueux chemin menant à la Tienda Mati vers lequel je m'avançais le cœur battant, les pierres brunes s'entrechoquant sous mes pas. De part et d'autre du sentier s'étendaient des orangers parsemés de petites fleurs odorantes à la fragrance divine qu'un petit vent marin fort agréable portait à mes narines.
Les volets mi-clos, la porte entrouverte, un bougainvillée empourprant la façade de pierres grises, l'on entrait dans la maison assommée de soleil par une vaste cour carrée bercée par le susurrement cristallin d'une petite fontaine parée d'azulejos bleus et blancs. Je sonnai la cloche d'un petit coup sec. "Entre entre !" m'invita de l'intérieur une voix rêche et chevrotante.
Aussitôt franchi le seuil de la porte, régnait une fraîcheur apaisante baignée d'une semi-obscurité qui contrastaient fortement avec la chaleur extérieure, à tel point qu'il fallut à mes yeux quelques instants pour s'adapter.
Assise dans un haut fauteuil finement sculpté, dans l'embrasure d'une petite fenêtre à travers laquelle perçait un rai de lumière vive, Doña Matilda m'attendait dans la vaste pièce unique. Je ne sais comment décrire l'impression grandiose que j'eus en la voyant. Majestueuse dans sa simplicité, les yeux fermés, comme de coutume toute de noir vêtue, la tête appuyée sur sa main gauche, perdue dans ses pensées, sa main droite tremblotante égrenait un chapelet en bois clair. On eut dit une reine...
Assise dans un haut fauteuil finement sculpté, dans l'embrasure d'une petite fenêtre à travers laquelle perçait un rai de lumière vive, Doña Matilda m'attendait dans la vaste pièce unique. Je ne sais comment décrire l'impression grandiose que j'eus en la voyant. Majestueuse dans sa simplicité, les yeux fermés, comme de coutume toute de noir vêtue, la tête appuyée sur sa main gauche, perdue dans ses pensées, sa main droite tremblotante égrenait un chapelet en bois clair. On eut dit une reine...
Sur la table, une corbeille d'osier emplie d'oranges, et un verre de nectar frais qui venait d'être pressé. Sans déplisser les yeux elle redressa un peu la tête parée de blanc et, de sa main droite, me désigna le verre.
"Bois donc ! Tu dois avoir soif..."
Sans me faire prier je m'approchai de la haute table et saisis le récipient que, des deux mains je portai à mes lèvres. D'une traite, je bus à grandes gorgées bruyantes ce jus savoureux que je sentis ressourcer chacune des parties de mon corps. Reposant le verre à présent vide, je poussai un grand "Haaaaa !" de contentement.
C'est alors qu'ouvrant les yeux, elle se mit à rire d'un rire de petite fille. Puis, son visage sévère plissé par le temps s'illuminant soudain comme je ne l'avais jamais vu auparavant, son rire se fit torrent. Oui, elle riait à gorge déployée, comme probablement elle n'avait pas ri depuis longtemps...
Et porté par la joie soudaine et insolite de l'instant, je me mis à rire avec elle.
Et porté par la joie soudaine et insolite de l'instant, je me mis à rire avec elle.
Oh quel beau récit ! Il réveille des senteurs et des émotions enfouies.
RépondreSupprimerLa part d'enfance... c'est très bien écrit, très beau. Merci
RépondreSupprimerJoli texte, Tambour. Il mérite d'être relu attentivement pour en chasser les toutes petites imperfections de formes. Y viva España!
RépondreSupprimerHa... ces fichus passés simples...! :)
SupprimerJ'ai eu l'impression agréable de lire une page du roman que tu devrais écrire.
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