Au milieu de la table en formica orange, sous le néon blafard du plafond, trône l'imposante marmite d'aluminium un peu cabossée par les années et noircie par la flamme. Un fin entrefilet vaporeux s'en échappe qui tapisse la pièce de cette odeur si particulière. L'odeur de la soupe aux lentilles.
Papa ne l'aimait pas lui non plus, cette soupe aux lentilles. C'est probablement pour cela qu'il s'est barré avec une autre. Pauvre type. On ne l'a jamais revu. On n'a jamais cherché à le revoir. Il s'est pendu un soir de septembre dans son garage. C'est ce que m'a dit ma maman un beau jour. Moi, je m'en foutais. Il ne faisait de toute façon plus partie de mon existence. En avait-il seulement jamais fait réellement partie ? Depuis, je vis seul avec maman, dans cet appartement sordide où il ne se passe rigoureusement rien.
De la vieille télévision cathodique à coins arrondis placée dans un angle de la pièce, jaillissent les rires forcés d'une émission sensément populaire où tout le monde est joyeux sur ordonnance. Je déteste cette émission débile au moins autant que la soupe aux lentilles. Je ne reconnais d'ailleurs aucun des people qui gesticulent lourdement pour faire s'égosiller un public hilare déjà acquis à leur cause. Bande de cons !
De la vieille télévision cathodique à coins arrondis placée dans un angle de la pièce, jaillissent les rires forcés d'une émission sensément populaire où tout le monde est joyeux sur ordonnance. Je déteste cette émission débile au moins autant que la soupe aux lentilles. Je ne reconnais d'ailleurs aucun des people qui gesticulent lourdement pour faire s'égosiller un public hilare déjà acquis à leur cause. Bande de cons !
L'homme me répugne souvent. Lui et sa laideur. Sa méchanceté gratuite. Son impatience outrancière et sa bêtise crasse. Les gens et leur passivité. Des geignards. Des moutons. Les gens sont des abrutis.
Un petit courant d'air poisseux fait frissonner le voilage blanc jusqu'alors immobile qui dissimule maladroitement la seule fenêtre entrouverte donnant sur la rue. Au-dehors, l'air est encore suffocant. Je meurs de chaud. Et cette putain de soupe aux lentilles n'arrange rien. Une goutte de sueur perle derrière mon oreille puis s'étire le long de mon cou, avant d'aller se perdre dans le creux de mon épaule. J'ai le front moite. Du haut de notre huitième étage, les gaz d'échappement de la circulation encore dense malgré la nuit tombante, nous parviennent par vagues nauséabondes. Au loin, des klaxons se répondent en un concert grotesque de grognements mécaniques. L'air pue et je pue avec lui.
Cuillerée après cuillerée, je mange ma soupe chaude à reculons, la grimace aux lèvres. J'ai malheureusement faim. Assise en face de moi, maman ne dit rien. Au milieu de mon assiette Arcopal à grosses fleurs bleues, parmi la bouillie infâme des lentilles trop cuites, flotte un bout de carotte molle. Ramollies elles aussi par les trois heures de cuisson rituelles, se détachant de leur peau que je m'amuse à triturer entre mes canines, les petites lentilles marron se dissolvent sous ma langue en une diarrhée farineuse.
D'ailleurs ce sont elles, les peaux, qui me donnent des gaz terribles à m'en faire péter les intestins. Saloperie. Je hais les lentilles.
De temps à autre un petit bout de viande filandreuse vient animer cette monotonie culinaire. Maman a pour habitude de mettre dans sa marmite un gros os de bœuf afin de conférer à ce marasme de platitude son parfum si insupportable de viande bouillie pour chien. Un comble : nous n'avons jamais eu de chien.
Mon assiette est presque vide. Murée dans son mutisme, impassible dans son ensemble orange aussi vieillot que le papier peint vert à carreaux de notre triste salle à manger, maman ne décoche pas un mot. Son assiette tiédissante est toujours pleine. Elle ne me regarde même pas.
D'ailleurs ce sont elles, les peaux, qui me donnent des gaz terribles à m'en faire péter les intestins. Saloperie. Je hais les lentilles.
De temps à autre un petit bout de viande filandreuse vient animer cette monotonie culinaire. Maman a pour habitude de mettre dans sa marmite un gros os de bœuf afin de conférer à ce marasme de platitude son parfum si insupportable de viande bouillie pour chien. Un comble : nous n'avons jamais eu de chien.
Mon assiette est presque vide. Murée dans son mutisme, impassible dans son ensemble orange aussi vieillot que le papier peint vert à carreaux de notre triste salle à manger, maman ne décoche pas un mot. Son assiette tiédissante est toujours pleine. Elle ne me regarde même pas.
Un nouveau courant d'air tiède parcourant la pièce fait se hérisser les poils de mes avant-bras. Le temps est en train de tourner à l'orage. La pluie salutaire s'en vient. Le voilage blanc de la fenêtre se soulève. Il danse mollement en une chaotique ronde fantomatique. Attaché à sa tringle annelée, il ne peut s'enfuir, malgré les tentatives désespérées de se libérer de son carcan et de s'en aller par la fenêtre, se jeter par dessus bord. Par dessus bord... J'aimerais parfois me foutre par dessus bord. Sauter. Fermer les yeux et laisser la gravité faire le reste. Tomber comme une merde et m'exploser la boyasse trente mètres plus bas. N'être plus rien qu'un amas de chairs difformes. Plus rien. J'imagine alors la tête ahurie des passants devant mon corps disloqué, pissant le sang. Ha ha... ce qu'ils auraient l'air con !
Au dehors une ambulance traverse le quartier à toute berzingue. Les sirènes hurlantes vomissent leur pin-pon obscène à la face des trottoirs gris. Je souris.
J'ai fini mon assiette de soupe. Je ne me resservirai pas, évidemment. Me levant je débarrasse mon coin de table et dépose machinalement mes couverts à la cuisine dans l'évier blanc dont l'émail est constellé d’accrocs.
Me grattant nonchalamment l'entrejambe sans la moindre pudeur, la main dans le caleçon que je porte pour unique vêtement, j'asperge cette vaisselle d'une giclée de produit vaisselle rose et fais couler sans trop faire attention un peu d'eau chaude. Je laverai tout cela plus tard.
Maman, elle, n'a pas fini son assiette. Elle n'y a même pas touché. Figée dans son effroi, les bras ballants, sa bouche dessine une grimace hideuse. Les fines boucles grisonnantes de ses cheveux ondoient sur sa tête immobile. Je baille lourdement. Je suis crevé. Désormais rien ne presse.
Ce soir, j'ai tué maman.
***
Récit librement inspiré par l'ambiance de Tom's Diner de Suzanne Vega
Pas inintéressant mais stylistiquement trop "mécaniquement" construit. J'aime bien tomber sur des allitérations ou des effets de répétition sans me dire "tiens, je le sentais franchement venir"...
RépondreSupprimerMais quand même, ça me parle.
SupprimerC'était effectivement et d'abord un exercice de style. Se libérer de la forme suppose déjà de la maîtriser, ce qui est très loin d´être mon cas... J'avais envie d'écrire un texte un peu noir et en tout cas beaucoup plus sombre que ce que j'ai pu écrire jusqu'à présent. Et j'y ai pris un certain plaisir.
SupprimerEt c'est efficace, car la plongée dans cet univers glauque est presque totale.
SupprimerAh oui glauque. :&
RépondreSupprimerCa change ^^
SupprimerJoli texte bien tambouriné. ;)
RépondreSupprimerMerci ! :)
SupprimerOn deviendrait meurtrier pour moins que ça. Joli texte vengeur.
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