Avez vous déjà eu l'impression de ne pas parler la même langue que celui ou ceux à qui vous étiez en train de vous adresser ? Cette impression étrange que vos mots leur sont impénétrables ? De ressentir la même chose qu'un chien qui aboie afin d'alerter d'un danger imminent et à qui son maître inconscient demande ce qu'il lui arrive ?
Coup sur coup, en moins de 24 heures, je viens de vivre par deux fois ces instants où l'on se sent seul au monde, cerné par l'incompréhension.
Hier soir tout d'abord avec des étudiants de Licence III lors du TD de 17 heures.
Nous étions en train de terminer la correction de l'exercice de la semaine précédente durant laquelle j'avais exposé les règles et revu les notions fondamentales en perdant prenant le temps de tout bien expliquer en grand professionnel que je suis, à grands coups de dessins et schemas en tous genres au tableau (oui, je suis le pro du schema). Nous reprenions donc le cours des choses là où nous les avions laissées sept jours plus tôt. La fin de l'exercice était d'une simplicité navrante dans la mesure où il s'agissait du même cas de figure que le cas précédent, avec une légère variante histoire de décliner les plaisirs. Un volontaire se désigne pour effectuer la correction, je l'interromps pour apporter une précision et refaire le point sur le mécanisme. Après quelques brèves explications, je scrute le regard de mon auditoire et, sentiment désagréable, lis dans leurs yeux un vide intersidéral traduisant soit un ennui profond, soit un dysfonctionnement cérébral anormal. Si la première hypothèse devait être radiée d'office - mes TD sont tout sauf ennuyeux, si vous en doutez venez y faire un tour - la seconde me préoccupait davantage étant donné que je mets un point d'honneur à ce que mes étudiants comprennent tout quitte à passer du temps sur une même question. Je m'adresse alors à eux et leur demande : "Ca va ? Vous suivez ou je vais trop vite ?". Et là, angoisse, si ce n'est le vrombissement d'une mouche et le cliquetis d'un capuchon de stylo, le silence que j'obtins en retour fut opressant. "Allo ? Il y a quelqu'un dans la salle ?" relançais-je en écarquillant les yeux. Quelques éléments de mon auditoire qui se terraient jusqu'alors le nez dans les copies ou le regard hagard, redressèrent timidement le buste et esquissèrent un sourire volontairement contenu ne laissant pas pour autant percer le mystère de leur for intérieur. Un brin agacé par ce comportement et cette placidité beauvine - à ceci près que l'on peut parfois lire un semblant de conscience chez une vache, ce qui n'est pas toujours le cas chez un étudiant - je harrangais : "Prenez du café avant de venir en TD, droguez-vous, fumez un beuz, ce que vous voulez !! J'ai connu des carcasses de boeuf autrement plus toniques que vous !". Oui, je sais, l'image de la carcasse de boeuf n'est pas très ragoutante mais ça m'est venu spontanément. Au départ je pensais parler de carcasse de porc - référence à une BD de Ralf Köning où une nana demande à son meilleur ami si par hasard son nouveau mec n'était pas totalement toqué et s'il ne bandait pas que vautré dans des carcasses de porc - mais en raison de la présence d'étudiants de confession musulmane, l'allusion au suidée m'est apparue inopportune. Enfin, toujours est il que ma diatribe eut l'effet escompté : les faire réagir. Ho, pas une réaction fulgurante, non, rien de tout cela. Disons que j'ai au moins acquis la certitude qu'ils étaient vivants. Voyant cela, je me dirigeai vers le tableau et, saisissant une craie de couleur, réalisais un magnifique Picasso-Matisse synthétisant avec majesté les mécanismes obscurs de la subrogation réelle de plein droit et de la subrogation réelle conditionnée avec remploi et financement mixte. Un chef d'oeuvre.
Normalement tout cela ne pose aucune difficulté particulière et classiquement les étudiants comprennent du premier coup sans qu'il soit besoin d'en repasser une seconde couche en TD. Etrangement cette année, rien à faire, ils ne voulaient rien entendre... Au moment où je pensais enfin être délivré de cette faille qui m'avait fait basculer subrepticement vers la 4° dimension, une étudiante (et après ça n'allez pas dire que je suis misogyne !) lève la main et pose la question qui tue : "Oui, mais monsieur, dans ce cas on peut pas utiliser la subrogation de plein droit ?" Aaaaaaaaaargh !! Comment dire ? Vous venez de passer 1/4 d'heure à expliquer que 1+1=2 et tout d'un coup on vous demande si ça peut pas faire 3... Garder son calme, on peut pas les frapper, ni les mordre, ni rien d'autre d'ailleurs, les châtiments corporels sont interdits par les conventions internationales même s'ils le mériteraient et la peine de mort a été abolie en 1981... On n'a pas droit aux 5% de pertes.... Je lui réponds avec toute la sérénité dont je suis encore capable - c'est à dire très peu - et lui fais remarquer que les dispositions du Code Civil sont à cet égard on-ne-peut-plus-claires pour ne viser qu'une seule hypothèse, c'est à dire exactement celle contraire à la situation qui nous occupe, et que par conséquent NON on ne peut pas utiliser la subrogation de plein droit dans notre cas.... A croire que certains sont plus cons que la moyenne. Ce serait bien ma veine tient ! Enfin, à force de schémas, de flèches, de couleurs, de questions et de ré-explications, ils ont fini par comprendre. J'espère ! Sinon ça va chier. Foi de Tambour Major !
L'autre expérience de Twilight-Zone est toute fraîche puisqu'elle date de ce matin avec des étudiants de première année.
Le sujet qui nous accaparait était celui - Ô combien passionnant - du sort de la bague de fiançailles en cas de rupture unilatérale de celles-ci. Oui, je sais, nous autres juristes avons des loisirs follement distrayants et il nous en faut peu pour nous amuser comme des petits fous, surtout lorsqu'il s'agit de vieilleries comme les fiançailles qui sentiront sûrement pour certains d'entre vous, la poussière et la France du XIX° siècle, même si je puis vous assurer qu'il n'en est rien et que cette coutume demeure vivace.
La question était de savoir si la gentille fiancée, que son vilain fiancé a plantée comme une idiote devant l'Autel le jour même des noces, pouvait se voir réclamer la restitution de la bague dont son promis l'avait gratifiée quelques mois auparavant en vue de convoler ensemble après passage devant monsieur le Maire.
Techniquement rien de bien compliqué, les solutions sont acquises depuis fort longtemps, la Cour de Cassation ayant posé les bases de sa jurisprudence dès les années 1830. Quand je vous parlais de vieilleries ! Bref, je pensais aller assez vite sur la question et boucler mon TD en temps et en heure. C'était sans compter sur l'extraordinaire faculté des étudiants à se masturber inutilement les méninges et de découvrir des problèmes techniques là où il n'y en a pas et là où il n'y en aura jamais parce que le bon sens - chose soit-disant la mieux partagée au monde selon l'ami Descartes qui n'a jamais dû enseigner à des 1ère année ! - dicte sûrement la solution élémentaire. Si encore cela n'était résulté que d'un problème de bon sens... Mais c'est qu'à cette difficulté qui n'a jamais rien d'insurmontable s'ajoutait celle - hautement plus redoutable - de l'incohérence de leurs propos. Je m'explique en vous citant textuellement un exemple de nos échanges :
- Oui mais là Monsieur.... si.... la rupture.... si.... si c'est elle....?
- Hein ? Qui "elle" ?
- Non, enfin, la bague.... si la rupture c'est elle ....? Enfin....
- Heu... que voulez-vous dire ?
- Ben la faute.... si c'est pas lui qui.... alors la bague....?
- ...................... (le chargé de TD avale un 1er doliprane)
- (un autre étudiant) Oui, si c'est elle, la faute...
- ...................... (le chargé de TD avale un 2nd doliprane)
- Enfin vous comprenez quoi...! Là, la faute c'est pas elle, donc la rupture et la bague.....
- ..... cet homme loyal, honnête et travailleur, vient de basculer sans s'en rendre compte dans la quatrième dimension.....
Bin non, justement, JE NE VOUS COMPRENDS PAS LES LOULOUS ! Apprenez à faire des phrases cohérentes....!
A un moment, ils se sont mis à répondre par des verbes à l'infinitif. Si si, je vous assure. Je crois leur avoir répondu un truc du genre : "Vous savez un verbe à l'infinitif c'est pas tellement parlant, ça veut tout et rien dire. Vous allez voir : ajoutez lui un temps, un sujet et un complément, vous obtiendrez des phrases nettement plus palpitantes. Je sais c'est pénible mais ça rendra nos conversation autrement plus intéressantes".
Ce que je déteste par dessus tout, c'est bien la réponse monosyllabique "oui" "non" ou composée d'un seul mot qui ne veut rien dire "contrat", "volonté", "créancier", "ornithorynque", "phacochère"... Ca a le don de m'exaspérer. Bref, j'ai passé une bonne 1/2 heure sur un sujet totalement ringard - et surtout sans grand intérêt - là où je croyais expédier l'affaire en quelques minutes montre en main.
A bien y réfélchir, je me demande si finalement Michel Leiris n'avait pas raison :
"Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles."
Non ?
t\'as besoin de vacances !!!!!! mdr
RépondreSupprimerje connais la sensation.... au fait je pense qu\'il s\'agit de cette mutation de l\'individu social à l\'individu internaute (pas toi) qui se forge une sorte de mur défenseur qui montre : "no, je n\'ai aucune émotion, tu ne me feras pas broncher d\'un poil, causes toujours...." et qui cache : "merde, chui trop nul, mort de peur, la terre me fuit sous les pieds" ou bien : "si je l\'ouvre on va me prendre pour le "nerd" de la salle le leche c.... "
quant au twilight zone alors là les phrases construites .... il faut déjà le lire et comme plus personne ne lit.... nous somme face à un magnifique tableau de jeunes générations déculturalisées heureusement que les exceptions existent - tu en es la preuve "mon vieux" :):):) chouet billet!
tiens bon tu y arriveras, Murphy t\'accompagnera toujours- "quand une chose marche mal elle marche"...
xo
clafeutrer !
RépondreSupprimerUne chimère entre "clafoutis" et "calfeutrer" je suppose. Intéressant comme concept ! ^^
RépondreSupprimerTu les impressionnes tes loulous ! à tel point qu\'ils en fabouillent et n\'osent même plus ouvrir la bouche devant le Maître ! Cependant, dans le cas de la bague de fiançailles, ils semblaient vouloir soulever un cas autrement plus intéressant, tout du moins plus nuancé, moins manichéen, que celui initialement présenté : que se passe-t-il quand le fiancé n\'est pas le méchant mais plutôt le pigeon de l\'histoire ? c\'est-à-dire quand la jeune fille, après avoir obtenue une belle bague de son bien aimé, plante celui-ci et se tire avec celle-là ? "Donner c\'est donner ? Reprendre c\'est voler ?" C\'est comme ça que je comprends les bribes de phrases lancées avec hésitation et inquiétude par tes étudiants : le pronom personnel "elle" employé par les élèves et qui est à l\'origine de l\'incompréhension du professeur semblait désigner "la fille" plutôt que "la bague" ou "la rupture" dont le genre, pour de tels étudiants, n\'est pas bien défini puisque "bague" et "rupture" sont de la classe des objets et des concepts, donc "neutres", et doivent correspondre dans le langage estudiantin à des pronoms démonstratifs évasifs et flous tels "ça" et non à des pronoms se rapportant usuellement à des personnes comme "elle"... Bien sûr, ce que j\'expose va dans le sens de ce que tu dis : les étudiants ne parlent pas la même langue que leur professeur. C\'est d\'ailleurs toute la difficulté de l\'enseignement. Bref, je ne suis pas sûr que tu reviennes de la 4ème dimension de sitôt. Bon voyage !
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