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  • 17 mars 2020

    Relisons H. G. Wells

    (...)
    À mi-chemin de la gare de St. John’s Wood, je trouvai soudain les restes d’une machine à mains. D’abord, je crus qu’une maison s’était écroulée en travers de la route, et ce ne fut qu’en escaladant les ruines que j’aperçus, avec un sursaut, le monstre mécanique, avec ses tentacules rompus, tordus, faussés, gisant au milieu des dégâts qu’il avait faits. L’avant-corps était fracassé, comme si la machine s’était heurtée en aveugle contre la maison et qu’elle eût été écrasée par sa chute. Il me vint alors à l’idée que le mécanisme avait dû échapper au contrôle du Martien qui l’habitait. Il y aurait eu quelque danger à grimper sur ces ruines pour l’examiner de près, et le crépuscule était déjà si avancé qu’il me fut difficile même de voir le siège de la machine tout barbouillé du sang et des restes cartilagineux du Martien que les chiens avaient abandonnés.

    Plus surpris que jamais par tous ces spectacles, je continuai mon chemin vers Primrose Hill. Au loin, par une trouée entre les arbres, j’aperçus un second Martien, debout et silencieux, dans le parc, près des Jardins zoologiques. Un peu au-delà des ruines de la machine à mains, je tombai de nouveau au milieu de l’Herbe Rouge, et le canal1 n’était qu’une masse spongieuse de végétaux rouge sombre.

    Soudain, comme je traversais le pont, les lamentables oulla, oulla, oulla, cessèrent, coupés, supprimés d’un seul geste pour ainsi dire, et le silence tomba comme un coup de tonnerre.

    Les hautes maisons, autour de moi, étaient imprécises et vagues ; les arbres du côté du parc s’obscurcissaient. Partout, l’Herbe Rouge envahissait les ruines, se tordant et s’enchevêtrant pour me submerger. La Nuit, mère de la peur et du mystère, m’enveloppait. Tant que j’avais entendu la voix lamentable, la solitude et la désolation avaient été tolérables ; à cause d’elles, Londres avait paru vivre encore, et cette illusion de vie m’avait soutenu. Puis, tout à coup, un changement, le passage de je ne sais quoi, et un silence, une mort qu’on pouvait toucher, et rien autre que cette paix mortelle.

    Toute la ville semblait me regarder avec des yeux de spectre. Les fenêtres des maisons blanches étaient des orbites vides dans des crânes, et mon imagination m’entourait de mille ennemis silencieux. La terreur, l’horreur de ma témérité s’emparèrent de moi. La rue qu’il me fallait suivre devint affreusement noire, comme un flot de goudron, et j’aperçus, au milieu du passage, une forme contorsionnée. Je ne pus me résoudre à m’avancer plus loin. Je tournai par la rue de St. John’s Wood et, à toutes jambes, je m’enfuis vers Kilburn, loin de cette intolérable tranquillité. Je me cachai, pour échapper à l’obscurité et au silence, jusque bien longtemps après minuit, dans le kiosque d’une station de voitures de Harrow Road. Mais avant l’aube, mon courage me revint, et, les étoiles scintillant encore au ciel, je repris le chemin de Regent’s Park. Je me perdis dans la confusion des rues, mais j’aperçus bientôt, au bout d’une longue avenue, la pente de Primrose Hill. Au sommet de la colline, se dressant jusqu’aux étoiles qui pâlissaient, était un troisième Martien, debout et immobile comme les autres.

    Une volonté insensée me poussait. Je voulais en finir, dussé-je y rester, et je voulais même m’épargner la peine de me tuer de ma propre main. Je m’avançai insouciant vers le Titan ; comme j’approchais et que l’aube devenait plus claire, je vis une multitude de corbeaux qui s’attroupaient et volaient en cercles autour du capuchon de la machine. À cette vue, mon coeur bondit et je me mis à courir.

    Je traversai précipitamment un fourré d’Herbe Rouge qui obstruait St. Edmund’s Terrace, barbotai, jusqu’à mi-corps, dans un torrent qui s’échappait des réservoirs de distribution des eaux, et avant que le soleil ne se fût levé, je débouchai sur les pelouses. Au sommet de la colline, d’énormes tas de terre avaient été remués, formant une sorte de formidable redoute : c’était le dernier et le plus grand des camps qu’établirent les Martiens. De derrière ces retranchements, une mince colonne de fumée montait vers le ciel. Contre l’horizon, un chien avide passa et disparut. La pensée qui m’avait frappé devenait réelle, devenait croyable. Je ne ressentais aucune crainte, mais seulement une folle exultation qui me faisait frissonner, tandis que je gravissais, en courant, la colline vers le monstre immobile. Hors du capuchon, pendaient des lambeaux bruns et flasques que les oiseaux carnassiers déchiraient à coups de bec.

    En un instant, j’eus escaladé le rempart de terre, et, debout sur la crête, je pus voir l’intérieur de la redoute ; c’était un vaste espace où gisaient, en désordre, des mécanismes gigantesques, des monceaux énormes de matériaux et des abris d’une étrange sorte. Puis, épars çà et là, quelques-uns dans leurs machines de guerre renversées ou dans les machines à mains, rigides maintenant, et une douzaine d’autres silencieux, roides et alignés, étaient des Martiens – morts – tués par les bacilles des contagions et des putréfactions, contre lesquels leurs systèmes n’étaient pas préparés ; tués comme l’était l’Herbe Rouge, tués, après l’échec de tous les moyens humains de défense, par les infimes créatures que la divinité, dans sa sagesse, a placées sur la Terre.

    Car tel était le résultat, comme j’aurais pu d’ailleurs, ainsi que bien d’autres, le prévoir, si l’épouvante n’avait pas affolé nos esprits. Les germes des maladies ont, depuis le commencement des choses, prélevé leur tribut sur l’humanité – sur nos ancêtres préhistoriques, dès l’apparition de toute vie. Mais, en vertu de la sélection naturelle, notre espèce a depuis lors développé sa force de résistance ; nous ne succombons à aucun de ces germes, sans une longue lutte, et contre certains autres – ceux, par exemple, qui amènent la putréfaction des matières mortes – notre carcasse vivante jouit de l’immunité. Mais il n’y a pas, dans la planète Mars, la moindre bactérie, et dès que nos envahisseurs Martiens arrivèrent, aussitôt qu’ils absorbèrent de la nourriture, nos alliés microscopiques se mirent à l’œuvre pour leur ruine. Quand je les avais vus et examinés, ils étaient déjà irrévocablement condamnés, mourant et se corrompant, à mesure qu’ils s’agitaient. C’était inévitable. L’homme a payé, au prix de millions et de millions de morts, sa possession héréditaire du globe terrestre : il lui appartient contre tous les intrus, et il serait encore à lui, même si les Martiens étaient dix fois plus puissants. Car l’homme ne vit ni ne meurt en vain.

    Les Martiens, une cinquantaine en tout, étaient là, épars, dans l’immense fosse qu’ils avaient creusée, surpris par une mort qui dut leur sembler absolument incompréhensible. Moi-même, alors, je n’en devinais pas la cause. Tout ce que je savais, c’est que ces êtres, qui avaient été vivants et si terribles pour les hommes, étaient morts. Un instant, je m’imaginai que la destruction de Sennachérib1 s’était reproduite : Dieu s’était repenti, et l’ange de la mort les avait frappés pendant la nuit.

    Je restais là debout, contemplant le gouffre. Soudain, le soleil levant enflamma le monde de ses rayons étincelants, et mon cœur bondit de joie. La fosse était encore obscure ; les formidables engins, d’une puissance et d’une complexité si grandes et si surprenantes, si peu terrestres par leurs formes tortueuses et bizarres, montaient, sinistres, étranges et vagues, hors des ténèbres, vers la lumière. J’entendais une multitude de chiens qui se battaient autour des cadavres, gisant dans l’ombre, au fond de la cavité. Sur l’autre bord, plate, vaste et insolite, était la grande machine volante qu’ils expérimentaient dans notre atmosphère plus dense, quand la maladie et la mort les avaient arrêtés. Et cette mort ne venait pas trop tôt. Un croassement me fit lever la tête, et mes regards rencontrèrent l’immense machine de guerre, qui ne combattrait plus jamais, et les lambeaux de chair rougeâtre qui pendaient des sièges des machines renversées, sur le sommet de Primrose Hill.

    Me tournant vers le bas de la pente, j’aperçus, auréolés de vols de corbeaux, les deux autres géants que j’avais vus la veille, et tels encore que la mort les avait surpris. Celui dont j’avais entendu les cris et les appels était mort. Peut-être fut-il le dernier à mourir, et son gémissement s’était continué sans interruption jusqu’à l’épuisement de la force qui activait sa machine. Maintenant, tripodes inoffensifs de métal brillant, ils étincelaient dans la gloire du soleil levant.
    (...)
    Herbert Georges Wells - La Guerre des mondes - 1899
    Livre second : La Terre au pouvoir des Martiens - VIII : Londres mort

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