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  • 3 mai 2019

    - I - Pluie

    C'était vraiment un gros sale temps de merde. Depuis plusieurs heures une pluie battante rendait la vision impossible au-delà de quelques mètres. Les essuie-glaces balayaient frénétiquement le pare-brise noyé sous un torrent d’eau. Abrité dans sa Golf surchauffée, Paul pestait contre ce déluge d’apocalypse. Le marquage au sol devenu illisible l'obligeait à redoubler de vigilance. La route noire, engloutie par la flotte, luisait comme un miroir sous la lumière oblique des phares et se confondait au loin avec la nuit. Heureusement qu’en cette veille de rentrée scolaire, les vacanciers étaient déjà rentrés chez eux. Et les rares voitures encore errantes sur l'autoroute quasi déserte roulaient bien en-deçà de la vitesse maximale.

    Cette route, Paul l'avait parcourue des dizaines de fois pour se rendre au chalet de montagne familial, celui-là même où il s’était abrité le temps d'un weekend, loin de l'agitation de la ville et loin de son travail. Il pouvait spontanément anticiper chaque virage, chaque courbe en tête d’épingle, déjouer les zones à cent-dix et celles à quatre-vingt-dix. A deux reprises il s'était fait flasher par cette saloperie de radar planqué dans un virage, juste à la sortie d’une zone boisée en contrebas d’une côte, là où il est bien difficile de maintenir la vitesse annoncée plus haut par un panneau cerclé de rouge. Il avait bien retenu la leçon.

    Surtout, il connaissait par cœur les paysages féériques qu’il savait défiler au dehors et quand lever les yeux pour apercevoir les plus beaux sommets. Il connaissait les heures où la lumière est la plus belle et les mois qui offrent les plus beaux couchers de soleil. Là, c’était le Mont d’Orval dont la cime dentelée semblait vouloir mordre le ciel. Quelques kilomètres plus loin, dès le sortir du village suivant bâti en surplomb de la vallée, surgissait le paysage grandiose et les courbes élégantes des vallons de Beaupré. Là-bas, tout au fond, près d’une cascade que l’on pouvait voir depuis la route par temps clair, un sentier difficile grimpait vers l’Ivray et la Rocque du Lys.

    Mais ce soir, sur l’asphalte complètement détrempé, l’eau jaillissait en trombes de part et d’autre de la voiture en formant un brouillard impénétrable. Inlassablement la pluie martelait le capot de coups réguliers, obligeant à monter le son de la radio assez fort pour être distinctement audible. Depuis un moment déjà, les hautparleurs crachotaient un magma de grésillements incompréhensibles. Paul s’apprêtait à la couper lorsque soudain, tel un rayon de soleil perçant après l’orage, une mélodie familière inondât l’habitacle. Un vieux standard des années 80 qu’il écoutait en boucle lorsqu’il était gamin et qu’il reconnut aussitôt :

    « My name is Luka. I live on the second floor.
    I live upstairs from you. Yes, I bet you’ve seen me before…
    »

    Tout en chantonnant au milieu de ce chaos nocturne, Paul repensait à son weekend passé beaucoup trop vite. Il était content de lui et de ces deux jours bien remplis. Il avait enfin réussi à vider la cave qui était, jusqu'alors, envahie de vieilleries poussiéreuses dont personne n'avait réussi à se débarrasser depuis des décennies, alors qu'il suffisait un peu de courage et une bonne paire de gants pour tout mettre à la benne : chaises vermoulues, cartons d’assiettes hideuses en faïence grise, des tonnes de vieux papiers ayant appartenu aux anciens proprios décédés depuis plus de trente ans, l’ancien cumulus que personne n’avait pris la peine de remonter lorsqu’il avait fallu le changer il y a une dizaine d’années, des stocks de vieux journaux, et des kilomètres de toiles d’araignées.

    Non pas que cette cave puisse servir à grand-chose car il n’en avait pas de réelle utilité, mais au moins il pourrait désormais y stocker du bois qu’il aurait plaisir à contempler brûler dans la cheminée lors des belles soirées d'hiver à venir. Surtout, même s’il n’osait pas se l’avouer totalement, voir la vieille cave enfin rangée et propre avait tout pour satisfaire son esprit passablement psychorigide. Et du vin. Oui, il pourrait essayer d’y faire vieillir du vin. Ça, c’était une bonne idée. Les caves enterrées en terre battue sont idéales pour cela. Oh oui, c’était une super idée. L’hygrométrie devait être parfaite et la température assez stable au fur et à mesure des saisons.

    « If you hear something late at night, some kind of trouble some kind of fight
    Just don't ask me what it was, just don't ask me what it was
    »

    Quelque chose vint soudain tirer Paul de sa brève rêverie. Au loin sur sa gauche, une forme inhabituelle qu’il eut du mal à distinguer avait perturbé son regard. Dans l’obscurité, une ombre claire au milieu de nulle part s’élançait très haut dans le ciel. Il avait beau se tordre le cou dans tous les sens, Paul ne parvint pas à voir parfaitement ce dont il s’agissait. C’était blanc et anormalement lumineux en cette rase campagne. Vertical et de forme plutôt cylindrique, l’objet semblait très lointain et pourtant très proche à la fois. Cela ressemblait à une sorte d'énorme cheminée qu’il n’avait jamais remarquée auparavant. Un peu comme celles des centrales nucléaires mais sans le panache de fumée blanche qui s'épanouissait habituellement au-dessus. Évidemment, au milieu des montagnes cela ne pouvait pas être une centrale nucléaire. Une tour alors ? Non, ce n’était pas cela non plus. Franchement, implanter une tour de cette hauteur ici, quelle idée absurde.  Et puis une telle tour ne pousse pas en un weekend. Non c’était impossible. Une éolienne ? D’une dimension vraiment gigantesque dans ce cas. Et puis il en verrait les pales… Non, cela n’était pas non plus une éolienne.

    Mais alors quoi ?

    La nuit, la vitesse et les gouttes qui s’écrasaient avec fracas sur les vitres l'empêchaient de voir exactement ce que c'était. Sans compter que la faible hauteur du toit de sa voiture raccourcissait sérieusement son champ de vision. Pourtant, au loin, dissimulé dans les méandres d’une nuit sans lune et sans étoiles, le rideau de pluie qui s’abattait sur la vieille Golf en accentuant encore l’épaisseur, il y avait bel et bien quelque chose de gigantesque fiché dans le sol. Quelque part, au loin, sur sa gauche.

    C’était là-bas.
    Et ça n’y était pas deux jours auparavant.

    Complètement absorbé par ses observations et la chanson de son enfance, Paul ne s’était même pas rendu compte qu’il ne regardait plus la route. La Golf zigzaguait au beau milieu des trois voies et se rapprochait dangereusement du terreplein central en direction duquel elle fonçait droit devant. « Bordel de merde ! ». D’un brusque coup de volant Paul se rabattit sur la droite au nez d’un camion qui le remercia d’un coup de klaxon doublé d’appels de phares musclés.

    « My name is Luka. I live on the second floor.
    I live upstairs from you. Yes, I bet you’ve seen me before…
    »

    Ses grosses mains devenues moites enserraient le volant avec force. Un vif courant électrique lui parcourut la colonne vertébrale puis se propagea en frisson intense le long de son corps. Paul put sentir distinctement chacun des poils de ses avant-bras se hérisser puissamment l’un après l’autre avant qu’un inexplicable sentiment de dégoût mêlé d’une vague nausée ne l’envahisse, jusqu’à le submerger totalement.

    Filant à toute allure et s’éloignant de la chose qui s’évanouit derrière un boqueteau de sapins, la petite voiture qui perforait les ténèbres poursuivit son chemin sur l’autoroute. Et la lueur rouge de ses feux arrière disparut à son tour, happée par le néant.

    A suivre...

    2 commentairess:

    1. Lecture approuvée et faite avec la bande-son évoquée dans le texte :-)
      Vivement la suite !

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